Compte rendu de la visite de Barbara Spinelli au centre fermé pour étrangers «127bis » et de la rencontre avec des représentants de la Coordination des sans-papier dans le centre occupé “La Voix des Sans-papiers”, à Molenbeek.
Le 14 Juillet 2015 à Bruxelles
Ce mardi 14 juillet Barbara Spinelli et son collègue Miguel Urbán Crespo (cofondateur de Podemos) ont rencontré des travailleurs du monde associatif et des militants pour les droits des personnes migrantes et ils ont visité le centre fermé pour étrangers « 127bis » de Steenokkerzeel, près de l’aéroport Zaventem à Bruxelles. La visite était précédée d’une rencontre et d’un échange de vues avec les représentants de la Coordination des sans-papiers (mouvement composé de différents collectifs de migrants bruxellois) dans le centre occupé “La Voix des Sans-papiers”, 184 Boulevard Leopold II à Molenbeek-Saint-Jean.
Voici un compte rendu de la visite.
Il a été écrit par Chiara De Capitani – assistante accréditée de Barbara Spinelli – qui a accompagné les deux euro-parlementaires dans leur visite-enquête.
Les noms ont été changés afin de préserver les personnes concernées.
“La Belgique a été gentille avec moi”, nous dit la première femme sans-papier que nous rencontrons dans l’immeuble occupé du 184 Boulevard Léopold II assise sur un matelas sans couvertures, “Qu’est-ce que tu attends de ce pays?” “Je souhaiterais un travail, et des papiers en règle”. L’ordre des revendications semble tout à fait casuel mais on ne peut ne pas remarquer que sa première requête est de contribuer à la société, avant d’avoir elle-même les mêmes droits des réfugiés et autres résidents en règle. Pulchérie vient de Guinée et a demandé l’asile en Belgique en 2011, la procédure est toujours en cours et, en attendant, elle réside avec 6-7 autres personnes dans une chambre d’environ 14m² à « L’occupation de La Voix des Sans-papiers » au Boulevard Léopold II à Molenbeek, commune de Bruxelles. Tabitha, qui dort sur un matelas double avec ses deux enfants dans la même chambre de Pulchérie nous raconte que bien que n’ayant pas de papiers, son enfant aîné va quand même à la crèche et apprend le néerlandais.
Ce n’est qu’une des nombreuses chambres occupées de cette maison de maître qui, malgré la taille insuffisante, abrite jusqu’à 200 personnes sans papier en contemporaine. Tout le monde se sent comme part d’une grande famille, les locaux sont très propres et l’espace est partagé avec solidarité, malgré les conditions de vie extrêmement difficiles. Le bâtiment n’a pas d’eau courante, toutes ces personnes doivent se doucher grâce à des seaux d’eau, ni le gaz ni le chauffage marchent: pendant l’hiver un four à micro-ondes sert à la fois comme cuisine que comme chauffage pour les 5 personnes résidantes dans une autre chambre d’environ 11 m².
La maison occupée par les résidents est de propriété d’un particulier qui semble avoir accepté bon gré mal gré la présence des résidents abusifs (la plus part de fois à cause d’un héritage en indivision). Même attitude transigeante, mais arbitraire, chez la police et le bourgmestre : ce dernier peut d’un moment à l’autre commander l’évacuation. Les factures d’électricité ont été payées, dans le cas que nous examinons, par des syndicats.
Les résidents, tous sans papiers, viennent principalement de Mauritanie, Sénégal, Côte d’Ivoire, Mali et Niger. Ils travaillent où aimeraient travailler, se sentent déjà partie de cette société qui tient leur vie dans un limbe, et à laquelle ils ne peuvent contribuer pleinement tant qu’on ne leur laissera une chance. En effet, “comment une société défendant les valeurs d’égalité, de fraternité, de justice et de liberté, peut‐elle accepter que 150.000 personnes vivent sans aucun droit ?” revendique le Front d’Action des Migrants [1].
La solution serait la régularisation du statut de résident: il arrive que la Belgique régularise ses résidents irréguliers pour des raisons humanitaires, médicales, de travail, où parce que les demandeurs sont sujets à une procédure d’asile excessivement longue. Les régularisations sont toutefois très sporadiques, et les résidents ainsi que le Front d’Action des Migrants demandent un cadre juridique intégrant une procédure de régularisation qui soit basée sur 5 critères permanents, inscrits dans la loi, et qui puisse se dérouler devant une commission indépendante.
Les cinq critères devraient être à leur avis les suivants:
- L’existence d’une procédure d’asile de longue durée (3 ans, compris la durée de la procédure auprès du Conseil d’Etat),
- L’impossibilité d’être rapatrié dans le pays d’origine,
- Le fait d’avoir des attaches sociales durables dans le pays d’accueil, ou des circonstances humanitaires à faire valoir
- Le fait de disposer d’un projet de contribution socio-économique en Belgique
- Le fait d’être gravement malade ou handicapé
Après cette visite et ces rencontres, on s’est dirigé vers le centre fermé pour étrangers « 127bis » de Steenokkerzeel.
Barbara Spinelli avait déjà visité le 19 Décembre 2014 un centre italien d’identification et expulsion (CIE) à Rome (1, 2), centre qu’elle a dénommé “un zoo pour êtres humains”, où les besoins plus primaires étaient niés où sévèrement rationnés. La visite au « 127bis » a été une expérience très différente: on pourrait y voir un hôtel low cost avec de nombreux services primaires que le centre en Italie n’offrait point. Ceci étant dit, c’est un hôtel encerclé de trois grillages d’affilée de 4 mètres de haut, que les “hôtes” ne peuvent quitter et où ils ne peuvent se promener librement. Qui limite leur vie, leurs plaisirs, leur promenades dans la cour du Centre, même leurs lectures. C’est une prison avec les murs couleur rose saumon et une télévision écran plat pour ses détenus.
Ce centre – comme pour rappeler visuellement la privation de liberté de mouvement qu’il organise – se trouve tout près de l’Aéroport de Bruxelles-National: quelle terrible ironie, pour des « condamnés aux transferts » voulus par le Règlement de Dublin, d’assister en permanence au décollage d’avions allant partout en Europe sans aucune restriction pour les passagers de citoyenneté européenne. En effet, la majeure partie des détenus est enfermée au 127bis dans le cadre du système prévu par le Règlement de Dublin, et attendent d’être renvoyés dans le premier État Membre par lequel ils sont rentrés dans le territoire de l’Union.
Nous rencontrons la nouvelle directrice du centre, qui travaille pour la “détention humaine des migrants illégaux “: combien d’oxymores en une phrase d’à peine 5 mots ! Elle nous semble bienveillante et vouloir contribuer à rendre cet espace plus viable, mais c’est le système même à être par sa nature concentrationnaire: l’idée même que des personnes qui n’ont commis aucun crime se retrouvent privées de liberté est un concept cruel, insensé, et pourtant il fait partie de la quotidienneté des États Membres de l’Union Européenne. Même ce centre qui essaye de répondre à nombreux besoins de ses résidents n’arrive à cacher sa nature carcérale. On s’en souvient vite en visitant la cellule d’isolation: 8m carrés en pierre avec un matelas, un WC, une minuscule fenêtre qui s’entrouvre à peine.
Nous apprenons qu’un détenu afghan du 127bis a tenté le suicide le 6 juillet dernier, et nous en discutons avec la directrice. Emmené à l’hôpital, à son retour au centre il a été menotté et placé en isolement, sans aucune possibilité de communiquer avec sa compagne: ainsi ont écrit les journaux. En général les autorités veulent imposer le silence sur ces drames, comme ce fût le cas lors d’un autre suicide, début avril, au centre fermé de Merksplas dans les Flandres.
Nous commençons notre visite dans une petite pièce où les futurs détenus laissent leurs biens: la liste des choses qu’ils ne peuvent porter à l’intérieur du centre est longue et inclut tout GSM ou appareil donnant accès à internet: la raison ne peut qu’être répressive. Nous remarquons qu’ils ne peuvent même pas porter de lecteur MP3, la directrice nous assure que l’interdiction d’entendre la musique ou d’autres enregistrements est en effet absurde : depuis le début de la nouvelle gestion, les détenus peuvent porter les appareils avec eux (mais pas dans la cellule d’isolement, dont le caractère doit évidemment rester punitif. Même les livres étaient interdit en isolement, jusqu’à une date récente).
Nous rencontrons ensuite la jeune psychologue qui travaille avec les résidents. Elle n’hésite pas à avouer qu’elle traite “des symptômes normaux à cause de leur situation anormale”. Elle voit beaucoup de détenus et peut les écouter en plusieurs langues grâce à des interprètes. On apprend aussi que la prescription de médicaments antidépressifs où de somnifères a lieu de manière contrôlée (normalement, on nous dit, un infirmier appelle le docteur qui après consulte un psychiatre avant de prescrire ces médicaments). Selon le docteur qui nous accueille, les somnifères sont donnés en général pour un maximum de 10 jours (ce qui n’est pas le cas dans la majeure partie des centres en Italie, confirme Barbara Spinelli dans l’échange avec le médecin).
Après la cellule d’isolation, nous passons à la “chambre conjugale”, où les détenus peuvent rencontrer leur conjoint(e) après un mois de détention: la salle contient un lit double et une toilette avec douche privée (autre différence par rapport aux CIE italiens). À côté de la chambre se trouve une petite salle de fitness, l’accès à cette salle n’est tout de même pas libre et on doit demander d’y avoir accès. Cela nous semble paradoxal que tout mouvement où besoin humain de personnes libres et non condamnées pénalement soient contrôlés et préfigurés dans autant de petites salles. Chaque détenu dispose de 2 heures de promenade par jour, dans une cour du centre (le temps est drastiquement limité pour les « condamnés » à l’isolement).
Nous arrivons aux “résidences” des détenus: un long couloir avec des petites chambres une à côté de l’autre, une salle pour fumer, un réfectoire avec une télévision écran plat et une autre salle avec une petite télévision. Nous visitons les locaux: les espaces sont tout petits et les chambres à coucher qu’il nous est donné de voir ont beaucoup de lits simples entassés un à côté de l’autre avec des petites armoires. Le réfectoire a des tables, des sièges et une télévision, la salle pour fumer quelques sièges et un allume-feu incorporé au mur. Le baby-foot au milieu du couloir est le seul mobilier avec quelques couleurs et est entouré de personnes.
Les murs sont toujours couleur pastel: vert petit-pois, jaune, rose saumon… Mais toutes ces jolies couleurs n’arrivent pas à cacher le désespoir et surtout le terrible ennui des résidents qui viennent nous parler. Sardar Agha, un jeune afghan sur la trentaine, est tellement habitué à être emprisonné dans des centres qu’il se limite à souligner les raisons pour lesquelles il préférait le centre fermé de Heathrow par rapport à celui-ci (les raisons premières étant l’espace, les horaires flexibles pour l’accès à la cour, ainsi que la présence d’un ordinateur avec internet).
Comme en Italie, comme en Espagne, tous les détenus demandent pourquoi ils sont là, ils ne comprennent pas, beaucoup ont vu leurs familiers mourir où disparaître. Ils aimeraient juste recommencer leur vie et se sentent au contraire suspendus dans le vide, au risque d’être refoulés dans leur pays tant que leur statut de réfugié ne leur sera pas reconnu. Difficile, minoritaires comme nous sommes au Parlement européen, leur donner une réponse encourageante.
Reza, après avoir vu son père mourir en Afghanistan a décidé de fuir et entrer en Europe en passant par la Bulgarie, où il va être transféré maintenant: que doit-il faire là-bas? Il ne connaît personne, il ne parle pas le bulgare, et sait que les conditions d’accueil et d’intégration pour les demandeurs d’asile sont mauvaises; “Il y a pas de travail pour eux, figurez-vous pour moi! Je veux juste contribuer à la société et aurait beaucoup aimé pouvoir le faire ici où j’ai un ami arrivé il y a quelques années”.
La majeure partie des détenus a pris la fuite de pays à haute reconnaissance du statut d’asile en Europe: Afghanistan, Pakistan, Somalie. Beaucoup travaillaient, étudiaient à l’Université, pensaient à former une famille. Nous sortons du centre avec l’impression d’avoir assisté à une rationalisation, un embellissement et une banalisation du mal. Peindre les locaux couleurs pastel et permettre aux gens de voir la télévision leur permettra peut-être d’oublier l’arbitraire privation de leur liberté? Nous ne le pensons pas.
Chiara De Capitani
Bruxelles, le 14 juillet 2015
[1] Le Front d’Action des Migrants (FAM) inclut: le collectif Mobilisation 2009, La Voix des Sans-papiers, groupe Ebola, collectif des Afghans, Mrax, Crer, Resf, Kids Parlement